Dézinguer la propagande contemporaine à l’aune du passé
Jehanne Bergé, journaliste, dans le cadre du Projet “On n’a que l’info qu’on se donne!”
Bien avant l’émergence des réseaux sociaux et des fake news, les partis politiques d’extrême droite des années trente falsifiaient déjà l’information pour manipuler l’opinion. Et si comprendre les ficelles de leurs outils du passé pouvait nous aider à déceler les rouages de la propagande d’aujourd’hui ?
Puisqu’en matière de partage d’informations, chaque parole est située[1], je me permets de commencer par des présentations. Je m’appelle Jehanne Bergé, je suis journaliste indépendante et l’autrice du documentaire sonore Mon arrière-grand-oncle nazi autour du parcours de mon ancêtre Julien Carlier, chef de propagande du parti collabo Rex durant la Seconde Guerre mondiale. À travers ma pratique journalistique, j’ai à cœur de me saisir des archives pour tenter de trouver des clés de compréhension à la période de crises et de mutation que nous traversons. Et à l’invitation du Mundaneum, je m’apprête à vous partager certains outils…
Objectif : manipuler l’opinion à des fins politiques
En 1928, l’américain Edward Bernays (1891-1995) écrit « Propaganda : comment manipuler l’opinion en démocratie ». À l’époque, le livre fait grand bruit, et pas que dans les milieux démocratiques ! De l’autre côté de l’Atlantique, il inspire notamment un certain Joseph Goebbels, propagandiste du parti nazi alors en pleine progression. Goebbels s’empare des techniques de propagande moderne et des nouveaux moyens technologiques (microphones, radio, films…) pour faire adhérer le peuple allemand à l’idéologie d’Adolf Hitler. Au gré des objectifs, le Führer est présenté comme un homme « du peuple » afin de faciliter l’identification, ou sous une figure d’autorité, un chef de guerre en qui placer toute sa confiance[2]. Les ennemis du régime, eux, et en particulier les juifs, sont diabolisés à travers une propagande antisémite. Pour ce faire, les nazis recourent massivement à la caricature et la propagation de rumeurs.
Chez nous aussi, en Wallonie, dans la période de crise multiple des années 30[3], les outils de propagande permettent la diffusion d’idées de droite extrême. Léon Degrelle un jeune catholique radical, devient un véritable expert en la matière. Il est le chef du parti Rex[4] qu’il vient de créer et dont il organise la campagne électorale à partir d’une stratégie médiatique bien ficelée. Le mouvement publie entre plusieurs journaux à son compte. Au cœur des pages de la presse rexiste, pas de place pour la mesure : on tape sur les autres partis, on fait appel aux émotions, on use d’un ton vociférant et polémique. Les rexistes utilisent notamment massivement la métaphore du balai pour marquer leur volonté d’en finir avec les « pourris du système ». Leurs méthodes brusques et sans nuances fonctionnent : lors des élections du 24 mai 1936, le nouveau parti Rex obtient presque 12 % des voix. Et quelques années plus tard, au moment de l’invasion de la Belgique par l’Allemagne nazie, Rex devient le parti francophone allié des nazis, et se place au premier plan de la collaboration.
La presse : pour le meilleur et pour le pire
Irène Di Jorio, spécialiste de l’histoire des techniques, des théories et des professions de la communication en Europe au XXe siècle, propose la définition de propagande suivante : « Un processus de communication qui se sert de tous les médias disponibles afin de persuader et/ou mobiliser un groupe important d’individus à des fins multiples. Avec l’avènement de la société de masse, elle devient un facteur profondément intégré à l’action politique[5]. » Tous les médias disponibles…. Vous l’aurez compris, pour les propagandistes fascistes des années trente, la presse est alors un outil de premier plan. Lors de l’occupation nazie, un service spécial, la Propagandaabteilung, est mis sur pied pour gérer la propagande nationale-socialiste sur notre territoire. Le 19 mai 1940, la presse libre belge cesse d’exister.[6] L’occupant prend le contrôle de toute la chaîne, depuis la production de l’information jusqu’à la distribution des journaux. L’objectif ? Falsifier l’information afin de légitimer l’occupation et décrédibiliser tout discours opposant auprès de l’opinion. Les journalistes à la botte des nazis sont belges mais payés par les Allemands. Ils n’hésitent pas à falsifier les informations pour répandre leurs propos, toujours plus antisémites, antibolchéviques, et anti-alliés.
Nombre de penseurs des années trente percevaient les publics comme passifs, absorbant l’intégralité du message sans regard critique. C’est la théorie du « modèle de la seringue hypodermique »[7], un peu comme si d’une idée injectée résultait une idée reçue, et ce particulièrement pour la radio[8]. En Belgique, dès le début de l’occupation, les nazis réquisitionnent les bâtiments et les studios radiophoniques de l’INR, l’institut national de radiodiffusion alors installé à Flagey. Mais contrairement à la croyance des experts de l’époque, les auditeurs ne sont pas dupes et comprennent très vite qui se cache derrière les micros.
[1] Pourquoi une information ne sera jamais totalement objective | la revue des médias (ina.fr)
[2] Propaganda Hitler – Du “sauveur” au monstre, les 1000 visages du Führer – Livre et ebook Histoire contemporaine de Emmanuel Thiébot – Dunod
[3] La démocratie en crise? (belgiumwwii.be)
[5] Propagande (belgiumwwii.be)
[6] Mon arrière-grand-oncle ce nazi – Médor (medor.coop)
[7] Usbek & Rica – Mass media : retour sur un concept fourre-tout tombé en désuétude (usbeketrica.com)
[8] Interférences, Radios, collaborations et répressions en Belgique (1939-1949) (Céline Rase) (pun.be)
Les thèmes d’hier et ceux d’aujourd’hui ?
Bon, mais concrètement, à quoi ressemblait la désinformation à l’époque ? Je vous invite à le découvrir par vous-même en vous rendant sur le portail BelgicaPress. Cette plateforme donne accès à 142 journaux belges. Vous pouvez par exemple y lire les archives du Pays Réel, principal quotidien du mouvement Rex. Rien de tel que de se balader au fil des pages pour saisir l’ampleur du phénomène des fake news avant l’heure. Évidemment, les six kilomètres courant du centre d’archives du Mundaneum contiennent également de nombreux périodiques de Rex. N’hésitez pas à prendre contact avec les équipes d’archivistes pour les consulter. Pour les archives de la radio collabo, elles sont écoutables sur demande au CegeSoma, le Centre d’Étude Guerre et Société des Archives de l’État.
S’il est si important de se concentrer sur la propagande fasciste, c’est parce qu’elle s’est révélée une monstrueuse machine de destruction de l’esprit critique. Aujourd’hui encore, propagande moderne et nazisme restent intrinsèquement liés. Aussi, si comparaison n’est pas raison, la période de crises et de mutations que nous traversons entre en résonance avec les années trente, période durant laquelle ont émergé les mouvements fascistes. Plus que jamais depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, des formations au programme xénophobe, autoritaire et antisystème gagnent du terrain aux quatre coins de l’Europe. Et les partis d’extrême droite contemporains comme leurs prédécesseurs misent sur la stratégie médiatique pour s’immiscer dans l’opinion. Dans son article Guerre de propagande en Europe : les médias d’extrême droite, publié dans le journal autrichien Falter, Nina Horaczek décrit en détail les méthodes utilisées par les partis d’extrême droite pour prendre le contrôle des médias et influencer l’opinion publique. Si la situation politique de chaque pays est différente, la technique est étonnamment similaire. Et il suffit de comparer la France[9], l’Italie et la Hongrie pour réaliser l’ampleur et l’efficacité du phénomène, ainsi que son écho au passé.
Voici les sept étapes :
- 1. Construire son propre empire médiatique.
- 2. Diffamer les critiques.
- 3. Instaurer la peur à travers des fake news.
- 4. Utiliser les réseaux sociaux comme amplificateur.
- 5. Exercer une pression sur la liberté de la presse.
- 6. Se procurer une “radio publique”.
- 7. Détruire les critiques à l’aide d’outils financiers.
Focus sur les réseaux sociaux
La grande différence entre le passé et l’époque contemporaine est le recours aux réseaux sociaux qui bien sûr n’existaient pas dans les années 30. Aujourd’hui, l’extrême droite et les partis populistes sont très actifs sur les plateformes (Facebook, Instagram, X, TikTok). Se disant marginalisée par les médias traditionnels et se revendiquant « antisystème », l’extrême droite a toujours su innover quand il s’agit de moyens de communication, et ce particulièrement sur le web. En Belgique, frustré par le cordon sanitaire, le parti extrémiste Vlaams Belang fut le premier à se doter d’un site, à lancer une application mobile et à investir massivement (plusieurs centaines de milliers d’euros) en publicités politiques sur Facebook.[10]
Cette stratégie des partis radicaux pour le choix des réseaux sociaux est payante : les algorithmes des plateformes sont pensés pour pousser les contenus qui génèrent des réactions. Les propos virulents et clivants récoltent plus d’engagements que les discours modérés. Le collectif belge AdLens décompte et répertorie toutes les campagnes de partis politiques sur les réseaux. En Belgique, nous sommes le pays le plus dépensier d’Europe : les partis paient plusieurs millions d’euros par an pour diffuser des pubs sur Méta, et sans surprise le parti numéro 1 des dépenses est le Vlaams Belang. D’où viennent ces montants ? De la bibliothèque publicitaire de Méta. Le géant mondial l’a lancée en 2019 à la suite du scandale Cambridge Analytica. À travers cet outil, tout le monde peut accéder aux données relatives aux sommes déboursées par les partis et aux types de publicités. Surfer sur cette bibliothèque, c’est prendre une belle leçon de propagande politique.
Hier des affiches et des tracts, de nos jours des posts Facebook et des shorts TikTok… Je me permets de clôturer cet article avec une illustration d’une récente publicité du parti wallon d’extrême droite
« Chez Nous » mettant en avant la métaphore du balai. Ça ne vous rappelle pas quelque chose ? Les archives peuvent-elles nous aider à dézinguer la propagande d’aujourd’hui ? Je vous laisse trouver votre propre réponse à cette question !
[9] Comment les médias français ont-ils servi la montée de l’extrême droite ? – RTBF Actus
[10] Les nouvelles règles du game – Médor (medor.coop)
• Jehanne Bergé, journaliste
Pour aller plus loin
Mon arrière-grand-oncle nazi
Un documentaire radiophonique de Jehanne Bergé
Le 22 janvier 1945, Julien Carlier est condamné à mort par contumace pour collaboration avec l’ennemi, notamment pour avoir été Chef de Propagande de Rex, le parti collabo. À l’été 2019, à Bruxelles, moi, Jehanne Bergé, son arrière-petite-nièce journaliste, je découvre l’existence de cet ancêtre au passé lourd de conséquences. J’entame une enquête. Au fil des mois, puis des années, je tire le fil des tabous de la mémoire familiale, mais aussi nationale. Sous forme de feuilleton, « Mon arrière-grand-oncle nazi » raconte deux histoires qui se croisent et se décroisent. La première, celle de Julien Carlier : son engagement auprès de Rex, son rôle dans les médias et particulièrement la radio, sa position de chef de la propagande active, sa condamnation, sa disparition. Et la deuxième, à 80 ans d’écart, la mienne : la découverte de ce sombre ancêtre, la bataille pour avoir accès aux archives, ma confrontation aux secrets de familles non élucidés, ma rencontre avec le passé, mes questionnements de jeune journaliste d’aujourd’hui.
Intime et historique, ce documentaire sonore revient sur l’une des pages les plus sombres de notre histoire à toutes et tous.