Les faiseurs d’opinion :propagande et manipulation à l’ère du numérique
François Debras, dans le cadre du Projet “On n’a que l’info qu’on se donne!”
Discourir, c’est partager des valeurs et des projets mais c’est aussi imposer son vocabulaire, ses idées. Le pouvoir cherche à légitimer son autorité. Le terme « propagande » renvoie ainsi à des efforts délibérés visant à manipuler l’opinion. Pratiquée intensivement par les régimes totalitaires, elle trouve aujourd’hui de nouveaux leviers d’action à travers les médias numériques et les réseaux sociaux.
Manipulation et propagande
La communication est au cœur de l’activité politique. Les détenteurs du pouvoir souhaitent justifier leur prise de position et conserver leur statut d’autorité tandis que les opposants cherchent à prendre leur place en critiquant leur nature et leurs actions[1].
En Europe, durant l’Antiquité, le Moyen-Age et la Renaissance, le pouvoir politique trouve sa légitimité dans le divin, au travers de textes ou de paroles saintes. Dans une monarchie de droit divin, le Roi est légitime parce qu’il est le représentant de Dieu sur terre. Personne ne peut le contredire. Mais, au lendemain de la révolution française, la légitimité se déplace pour s’incarner dans le peuple. C’est la souveraineté populaire. Cependant, cette souveraineté est exercée par des représentants élus[2]. L’enjeu est désormais de convaincre le peuple du bien fondé d’un pouvoir et de son action. C’est à ce moment-là qu’apparaît la « propagande », terme issu du latin propagare, propager[3].
La propagande est un outil de diffusion des idées qui peut recourir à la presse, à des tracts, à des discours, à des œuvres d’art, à des images, au cinéma, à la publicité… Si, à l’origine, dans un contexte d’alphabétisation croissante et d’émergence d’une presse libre, la propagande se fait le véhicule de la démocratisation, en favorisant la socialisation politique et la diffusion des idées, notamment socialistes durant le XIXe siècle, la propagande va devenir bientôt synonyme de manipulation au début du XXe siècle, suite à son utilisation par les Etats durant la première et la seconde guerre mondiale.
[1] Olivier Randri, La pratique de la désinformation dans la communication politique, Independently Published, 2023, p. 11.
[2] Pierre-Emmanuel Guigo et al., Communication politique, Pearson, 2019, 192 p.
[3] Fabrice D’Almeida, « Propagande, histoire d’un mot disgracié », Mots Les langages du politique, n°69, 2002, pp.137-148.
Manipulation
Philippe Breton définit la manipulation comme le fait d’« entrer par effraction dans l’esprit de quelqu’un pour y déposer une opinion ou provoquer un comportement, sans que ce quelqu’un sache qu’il y a eu effraction »[1]. La manipulation ébranle l’esprit critique d’un individu et porte atteinte à son libre arbitre sans qu’il en ait en ait conscience. C’est une forme d’influence à laquelle il est impossible de se soustraire tant que le manipulé demeure dans l’ignorance de sa manipulation, tant qu’il ne prend pas conscience du pouvoir qui s’exerce sur lui. La manipulation se caractérise par sa dissimulation et vise à faire d’un individu ce que nous en souhaitons[2].
[1] Breton Philippe, La parole manipulée, La Découverte, 2004, p.11.
[2] Braud Philippe, Sociologie politique, Lextenso Éditions, 2011, 788 p.
Les régimes totalitaires, comme l’Allemagne nazie et l’URSS sous Staline, se caractérisent, entre autres, par l’assujettissement complet des individus. Dans un régime totalitaire, l’idéologie officielle se diffuse dans toutes les sphères de la vie sociale. Un parti unique dirige l’ensemble des instances décisionnelles et l’Etat contrôle toutes les activités économiques. Une police, une armée et des services de renseignements assurent une surveillance permanente de la population tandis que la propagande garantit l’obéissance des individus en influençant et manipulant leurs actions et leurs pensées. Dans les régimes totalitaires, la propagande est partout présente, que ce soit dans le domaine de l’éducation, de la culture ou du sport. Elle vise à glorifier le régime, son idéologie et son chef. Les artistes, les réalisateurs, les journalistes qui ne sont pas des opposants envoyés dans des camps, sont mis au service de la propagande. En Allemagne, Joseph Goebbels dira que la radio est « l’instrument le plus moderne et le plus important qui soit pour influencer les masses ». Les discours d’Adolphe Hitler doivent résonner partout, être entendus par tous. Les chansons de l’époque sont également construites afin de louer les bienfaits du régime. Les paroles encensent le chef et « l’Homme nouveau ». La propagande est ainsi présente dans des émissions ou des activités de « divertissement ». Sa diffusion est subtile.
Propagande
La propagande est une tentative délibérée et systématique de façonner les perceptions, de manipuler les capacités cognitives et de contrôler le comportement de son récepteur afin de s’assurer une réponse qui serve l’intention souhaitée par le propagandiste. La propagande présente deux spécificités. Elle n’est pas transparente, c’est-à-dire qu’elle n’est pas exposée comme telle, et le propagandiste cherche à contrôler l’information qui peut être exagérée, minorée, exclue ou détournée, en fonction des enjeux[1]. L’objectif est de convaincre les individus de croire en une idéologie, parfois même si elle va à l’encontre de leurs convictions personnelles. La propagande épouse plusieurs formes : publicité, affiche, tract, article de presse, film… Mais la propagande n’est pas nécessairement mensongère. Certains messages transmis à répétition peuvent s’avérer justes. L’objectif est qu’ils soient assimilés par les réceptrices et les récepteurs. Toutefois, depuis les régimes totalitaires du XXe siècle, la propagande se confond généralement avec le mensonge et la justification de l’injustifiable.
[1] Thierry Balzacq et al., Fondements de science politique, De Boeck, 2014, pp.85-89.
Dans le langage courant, la propagande est associée à la manipulation des consciences. Dans les régimes autoritaires, la propagande a pour but la glorification du ou des dirigeants et toute parole dissidente est censurée. Par contre, dans les systèmes d’information pluralistes, la propagande des partis, des gouvernements ou des membres de l’opposition est contrebalancée par des sources d’information alternatives et rien ne distingue les actions des propagandistes de celles des publicitaires ou, aujourd’hui, des conseillers en communication[1].
[1] Olivier Nay (dir.), Vie et institutions politiques, Dalloz, 2014, 468-469.
Mésinformation et désinformation
Au sens premier, « informer », c’est donner une forme, par exemple à une connaissance. Contrairement à une anecdote, une information doit avoir un intérêt public. Contrairement à une opinion, elle doit être factuelle. Contrairement à une rumeur, elle doit être vérifiée. Mais ces trois éléments, intérêt public, factualité et vérification, ne sont pas toujours des gages de vérité.
Une information peut être erronée ou altérée en raison d’un manque de connaissance ou d’une mauvaise compréhension. Il s’agit alors d’une « false news ». C’est une information fausse dans le sens d’une erreur commise dans le chef de l’émettrice ou de l’émetteur, du canal ou de la réceptrice, du récepteur. Un citoyen, un journaliste, un expert, une personnalité politique peut mobiliser des informations fausses, inexactes ou approximatives de façon involontaire. C’est une erreur qui sera corrigée ou non par la suite. Il s’agit dans ce cas de mésinformation. Mais une false news ne doit pas être confondue avec une fake news.
Fake news
Une « fake news » est une information fausse dans le sens d’une imitation. C’est une information qui se fait passer pour ce qu’elle n’est pas : un faux article de presse, une fausse recherche scientifique, un faux sondage… Les fake news sont des informations fabriquées de toutes pièces, connues comme fausses par leur créatrice ou créateur et visant à tromper leur réceptrice et leur récepteur. Les fake news sont fabriquées et diffusées volontairement dans le but de tromper et de manipuler. Ce sont des outils de désinformation[1].
[1] François Debras, Fake News. Désinformation : un enjeu démocratique, Liberté j’écris ton nom, 2023, pp.12-13.
Inconnu il y a quelques années encore, le concept de fake news connait, ces derniers temps, une croissance d’utilisation fulgurante. Pourtant, les fake news ont toujours existé. Au Moyen-Age, les Juifs sont accusés de répandre la peste en contaminant les puits d’eau potable. Durant la révolution française, les francs-maçons sont persécutés pour avoir comploté contre le roi… A l’époque, les fake news étaient échangées oralement puis, avec l’apparition de l’imprimerie, via les organes de presse.
Aujourd’hui, l’expression de fake news renvoie à un contexte qualifié de « post-vérité »[1] où les faits semblent avoir moins d’influence sur la formation de l’opinion publique que les émotions et les positionnements personnels. Le phénomène de diffusion est amplifié et s’accélère depuis l’arrivée de l’Internet et des réseaux sociaux.
D’après le Washington Post, Donald Trump aurait tenu approximativement, durant l’ensemble de son mandat, de janvier 2017 à janvier 2021, 22.000 affirmations mensongères. Pendant sa campagne de 2020, il publiait jusqu’à quarante tweets par jour et accusera, après sa défaite, ses adversaires de fraude électorale. Galvanisés par ces discours, des milliers de partisans de Donald Trump marcheront sur le Capitole le 6 janvier 2021 pour « sauver l’Amérique ».
Plus globalement, les fake news sont utilisées pour dénigrer des opposants, promouvoir des idées en partageant des sujets de société qui inquiètent et insécurisent ou pour augmenter la visibilité d’une personnalité, d’un produit, d’une entreprise afin de maximiser son poids électoral ou ses profits financiers. Elles propagent une vision trompeuse de la réalité, créent un sentiment de confusion dans les esprits, font accepter des idées contestables et erronées et manipulent l’opinion publique.
[1] Ralph Keyes, The Post-Truth Era, St. Martin’s Press, 312 p.
Réseaux sociaux et bulles de filtre
Pour attirer notre attention, les réseaux sociaux recourent, entre autres, à la captologie, l’objectif étant de maximiser le temps passé sur un réseau social, un site de rencontre, une plateforme vidéo… Le cerveau doit être constamment stimulé. A titre d’exemple, une vidéo « short » sur Youtube dure maximum 60 secondes et passe ensuite automatiquement à la suivante. La plupart des réseaux sociaux proposent un défilement infini ou « infinite scroll » de contenus dont nous n’arrivons jamais à la fin. La « gamification » intègre des éléments du jeu pour renforcer l’engagement et la fidélité. Des badges, des niveaux ou des points sont distribués aux membres les plus actifs. Certaines plateformes proposent de visionner des publicités contre des rétributions en points. Dans tous ces cas, le modèle économique est similaire : maximiser le temps passé sur une plateforme, créer du clic et donc des rentrées financières.
Algorithme
Un algorithme est une opération mathématique utilisant plusieurs facteurs et les combinant pour arriver à un résultat souhaité[1]. Si le terme nous est familier lorsque nous évoquons des réseaux sociaux, il faut savoir que notre cerveau en crée tous les jours. Quel repas préparer ce soir ? Viande ou poisson ? Avec quel légume, quel féculant ? Quels aliments se marient le mieux ensemble ? Lesquels sont encore bons ? En répondant à toutes ces questions, en préparant votre repas, vous créez un algorithme. La situation est identique chaque matin : quel T-shirt ? Avec quel pull et quel pantalon ? Pour quelle météo ? Quelles couleurs vont ensemble ? Pour un événement particulier ?
[1] Huchon Thomas, Schmidt Jean-Bernard, Anti fake news : le livre indispensable pour démêler le vrai du vaux, Editions First, 2022, pp.105-106.
Les algorithmes sont conçus et créés par des êtres humains dans le but de traiter rapidement des données et d’optimiser une opération : remplir les sièges d’un avion en adaptant les tarifs ; gérer des placements financiers ; calculer le montant des taxes à payer en fonction de la composition des ménages et des revenus… Mais, si les algorithmes nous aident à prendre des décisions, ils influencent aussi notre vision du monde.
Aux Etats-Unis, des algorithmes aident aujourd’hui des juges à prendre des décisions pour prononcer des peines. Or, l’algorithme est établi sur base des décisions passées. Il reproduit ce qu’il connait et reproduit donc aussi, sur base des jugements précédents, des discriminations sociales voire ethniques. Les peines prononcées se révèlent ainsi être plus sévères à l’égard des afro-américains que des blancs[1].
Sur les réseaux sociaux, le phénomène est similaire. Les algorithmes influencent notre fil d’actualité. Les publications que nous lisons ne sont pas neutres, elles sont sélectionnées en fonction de différents critères : âge, sexe, opinions, centres d’intérêt. Les algorithmes ne parient pas sur la qualité d’un contenu mais sur sa capacité à nous faire réagir. L’objectif n’est pas de nous informer mais de nous maintenir connecté.
En 2019, Thomas Huchon, en partenariat avec différents spécialistes du web et des psychologues, imagine une expérience en ligne[2]. Il crée 6 profils types : un gilet jaune, un membre du parti la France Insoumise, un membre du parti Rassemblement National, un membre du parti La République En Marche, un membre du parti Les Républicains et un membre du Parti Socialiste. La création des profils se fait en suivant des pages dont 60% sont non politiques et 40% politiques. Tous les jours, les 10 premières publications du fil d’actualité sont répertoriées. Après trois mois, aucun des six profils n’a vu passer les mêmes publications. Le réseau social enferme les individus dans des bulles informationnelles qui correspondent à leurs inclinaisons sociales, culturelles et politiques, épousant leurs opinions, croyances et préjugés.
Les algorithmes nous poussent à croire « toujours plus » sans se soucier de propager des stéréotypes ou des fake news. Ils répondent à des logiques commerciales basées sur l’économie de l’attention[3]. Les internautes sont rangés en bulles de filtres qui nous abreuvent de contenus confirmant et renforçant nos croyances tout en écartant de nous les informations en contradiction avec notre profil.
[1] Angwin Julia, Larson Jeff, Mattu Surya, Kirchner Lauren, « Machine Bias », https://www.propublica.org/ (consulté le 5 juillet 2023).
[2] Huchon Thomas, « La nouvelle fabrique de l’opinion sur Facebook », https://www.sciencespo.fr/ (consulté le 5 juillet 2023).
[3] Patino Bruno, La civilisation du poisson rouge : petit traité sur le marché de l’attention, Grasset, 2019, 184 p.
Conclusion
La propagande évolue et trouve dans les technologies numériques de nouveaux vecteurs de diffusion et de manipulation. Les réseaux sociaux et leur algorithme jouent un rôle déterminant dans la formation des opinions publiques. Les fausses nouvelles et les bulles de filtres renforcent les préjugés et accentuent les divisions, les oppositions. Les débats se concentrent davantage sur l’opinion et le droit de croire plutôt que sur des faits. Nous sommes confortés dans nos positions. Il n’y a plus aucune volonté de créer du commun. L’opposant devient un danger, une menace. Face à cela, une prise de conscience est nécessaire afin de construire le retour du débat, non pas accusateur ou incendiaire, mais constructif et participatif, entre citoyen·ne·s, le retour du débat démocratique.
• François Debras, politologue
François Debras est professeur associé à l’ULiège, maître assistant à HELMo et chargé de cours à Sorbonne Nouvelle. Son travail interroge les discours populistes, extrémistes et complotistes selon une approche et des outils issus de l’analyse critique des discours.